Deuxième partie : Nœud du sujet !
« Mains croisées sur son ventre, épaules voutées, presque l’air intimidé par l’assemblée silencieuse… » Michel SERRES s’avance vers le petit bureau installé au devant de l’estrade.
Je n’imaginais pas cela, un académicien tout en modestie touchante. Mais voilà, la rhétorique de Michel SERRES a émoussé mon esprit me mettant au supplice. Hors, je devais laisser la parole aux élèves. Moi qui aime tant parler mais qui ne devait pas être ici ! J’ai dû me mordre la langue pour empêcher le flot des questions de franchir la barrière de mes lèvres. Bon ; leurs interrogations étaient à peu de chose prés les miennes. Alors, cela a calmé mes désirs d’éloquences.
Je dois ici préciser qu’à « LLG » les élèves sont tous « intellos ». À-peu-près 10% sont même surdoués. Les secondes, à peine pubères, posent des questions dignes d’élèves de dernière année. Alors, soit cette génération est hyper éveillée, soit c’est moi qui hallucine. Parce qu’à cet âge là, je ne me rappelle pas avoir tenu des raisonnements aussi profonds !
Pour en revenir à la conférence, je vais, par l’entremise des mots de Michel SERRES et les miens, essayer de retranscrire ce que j’en ai compris …
Michel SERRES nous a parlé de l’évolution des « Sciences de la Vie et de la Terre ».
Il a commencé son allocution en définissant la notion de « point d’inflexion » autour de trois exemples, trois points d’inflexion vus sur un destin intellectuel individuel.
— Au 18ième siècle : Georges-Louis LECLERC DE BUFFON, Newtonien converti, remet en cause les dogmes de l’Eglise, évoque la naissance de l’univers et de la Terre et recalcule l’âge de la notre planète. Il abandonne les mathématiques et écrit « L’Histoire Naturelle Générale » en 36 volumes, le premier best-seller de l’âge contemporain.
— Au 19ième siècle : Auguste CONTE, Professeur à Polytechnique de mécanique rationnelle, un mathématicien lui aussi, décrit et classe la totalité des sciences par condition.
— Au 20ième siècle : Erwin SCHRODINGER, Physicien, auteur de théories sur la physique quantique, écrit « What’s life », devint Biologiste et prévoit les développements de la génétique moderne.
« Ces trois figures décrivent dans leur propre évolution intellectuelle et individuelle, le passage des sciences formelles, au réel ».
De ces exemples Michel SERRES a défini le point d’inflexion comme étant « le déplacement d’un centre de gravité ». En somme, un moment donné où les découvertes d’un homme changent sa façon de voir le monde.
Michel SERRES a ensuite recensé 3 grands points d’inflexion épars dans le temps et ayant eut un rayonnement, cette fois, vu sur un destin plus global.
1- La géométrie
2- La mécanique
3- La génétique
D’une vision non plus individuelle mais communautaire, un point d’inflexion correspondrait donc à une avancée scientifique ou technique majeure qui aurait des conséquences sur une société dans sa globalité. Ces trois points d’inflexion auraient contribué à façonner notre présent et la société moderne dans laquelle nous existons.
Enfin Michel SERRES a évoqué qu’Aujourd’hui nous vivions un 4ième acte engendré par :
4 – « La modification du rapport de l’homme à l’objet »
L’introduction de la notion « sujet » indépendant de « l’objet de la nature » a fait des « objets transmissibles » des « objets jetables ». « Le sujet devient le maître et le possesseur des choses du monde. » Les objets de la nature sont « totalement méprisés […] Cette asymétrie dans le couplage entre la connaissance et la domination va à un certain moment virer au désastre et le désastre nous le connaissons aujourd’hui.»
Voici le dernier grand point d’inflexion qui aurait changé la donne pour l’Humanité toute entière. De ce point d’inflexion résulterait notre avenir. De là serait née la déviance.
« Nous étions fragiles dans un monde puissant… le monde est fini et non infini, le monde est fini et notre désir infini », a conclu Michel SERRES.
Cela nous a tous chamboulé. J’en avais les larmes aux yeux, la gorge nouée tout autant que l’estomac. Certes, il est bon orateur et moi très bon public. Mais son raisonnement était si clair que nous avions tous la même sensation d’impuissance face à notre propre destruction. La salle était littéralement plongée dans un silence de plomb, froid, dur, et figé.
Plus tard une élève a pris la parole, questionnant d’une voix frissonnante :
« Vous dites qu’il y a du bon dans l’individualisme. Alors, nous en tant qu’individus que pouvons-nous faire ? »
Cette petite était bouleversée et Michel SERRES n’a pas donné de solution miracle. Cependant, il a eu cette très belle référence. Gottfried Wilhelm LEIBNIZ disait : « Les Monades n’ont point de fenêtres par lesquelles quelque chose y puisse entrer ou sortir. Aussi Dieu seul fait la liaison et la communication des substances, et c’est par lui que les phénomènes des uns se rencontrent et s’accordent avec ceux des autres, et par conséquent qu’il y a de la réalité dans nos perceptions. »
Traduction de Michel SERRES : Lorsque Gottfried Wilhelm LEIBNIZ discutait avec une autre personne, il disait qu’ils n’étaient pas deux à converser mais en réalité 3 personnes. LEIBNIZ parlait à Dieu et Dieu retranscrivait à son interlocuteur. Si dans une salle de conférence toute l’assistance parle en même temps on n’entend qu’une cacophonie incertaine. Mais si deux personnes parlent ensemble au milieu de ces témoins silencieux le message se diffuse clairement.
Je reprends en synthétique la conclusion de sa conférence.
1- Dans un horizon temporel les « objets du monde » ont connu une modification de statut :
— Nous étions fragiles dans un monde puissant.
— Nous sommes puissants dans un monde fragile.
— Nous étions une communauté, nous sommes individus.
— Nos désirs sont infinis dans un monde fini !
2- Les « ensembles boiteux » et les « tiers instruits » doivent être sensibilisés à la réalité de la condition du monde avec lequel, par lequel, et dans lequel nous existons :
— Les « Objets de la Nature » doivent devenir « Sujets de Droit ». L’Océan doit avoir la possibilité de se défendre quand on le souille, le Golfe du Mexique de traduire BP en Justice, la Forêt d’hurler quand on la ravage …
— Les « Objets de la Nature » doivent être reconnus comme « Sujets de Droit » tels que nous avons reconnu les droits du « Fœtus », de « l’Enfant » ou encore de « la Femme »
3- L’action est « Individuelle » :
— …
Cette conférence m’a ébranlée. C’était beau et cruel.
Michel SERRES a mené son discours jusqu’à créer un nouveau point d’inflexion. Dans la salle, les élèves avaient des craintes, des questionnements d’avenir, d’actions et Michel SERRES un peu d’espoir en voyant la conscience de la nouvelle génération s’ouvrir, comprendre et assimiler si bien son message.
Pour ce qui est de faire un bilan, dans le livre de Jared Diamond, il y a du négatif, mais aussi pas mal de positif. Par exemple on apprend que par le passé, les vikings, pour ne citer qu’eux, ont entièrement déboisé des forêts entières en Amérique du nord, et surexploité les sols les rendant quasi stériles. Cela leur a valu (en plus des raisons culturelles et des guerres avec les clans inuits) de tous mourir de famine. Le point positif dans tout ça? Et bien, après leur disparition, les forêts ont entièrement repoussées pour retrouver leur état d’origine en quelques centaines d’années. Cet exemple est encourageant (et il y en a beaucoup d’autres dans le livre) car il souligne le fait que la nature est puissante et peut renaitre de ses cendres si on la laisse un peu tranquille. Voilà, rien n’est perdu d’avance, tout peut être corrigé, même si ça demande beaucoup de temps et d’efforts.
Matou > merci pour cette rassurante précision ! lol 😉
Pour ceux que ça intéresse et qui veulent explorer ce sujet sous un angle mondial, historique et scientifique, je conseille vivement l’excellent ouvrage « Effondrement » de Jared Diamond. Attention c’est un livre scientifique, assez dense. L’auteur y détaille dans un premier temps l’histoire des civilisations disparues en décortiquant avec une rigueur implacable tous les paramètres qui conduisent un peuple à sa perte. La seconde partie analyse nos sociétés modernes, car tous les peuples ne sont pas à loger à la même enseigne. Certains ont déjà programmé leur effondrement, d’autres commencent à muter afin de survivre. Il est clair que le monde à changé, qu’il continuera de changer, c’est l’ordre naturel des choses. Les civilisations naissent, prospèrent et meurent. Ce qui est important finalement c’est notre capacité à nous adapter à ces changements et à corriger nos comportements et nos modes de vie en fonction des problèmes émergents, environnementaux notamment. Cette étude scientifique est intéressante car elle détaille avec précision les facteurs clef de la survie, le pourquoi et le comment. En fin de livre, on trouve le pronostic de Jared Diamond pour le futur et la liste des civilisations contemporaines qui seront rayés de la carte si elle n’opèrent pas rapidement une profonde mutation. C’est parfois surprenant d’apprendre qu’une des plus grandes puissances actuelles est en réalité en train de mourir. Évidement, le regard porté sur le sujet n’est pas celui de Michel Serres, il s’en rapproche par certains aspects et diverge sur d’autres. Jared Diamond fait le détail avec une précision presque chirurgicale de tous les paramètres scientifiques qui attestent des causes et des conséquences que les changements (politiques, sociaux, environnementaux, ou économiques) ont sur les civilisations. Le discours de Michel Serres est plutôt une analyse philosophique personnelle sur notre situation actuelle franco-française face à notre récent changement de mode de vie du « tout jetable ». Alors sommes nous devenus jetables? Merci à Michel Serres et à Jarod Diamond de nous inviter à nous poser la question. Et merci Solenne. 😉
Matou > Décidément, ce sujet vous fait réagir ! En effet la vision de Jared DIAMOND semble plus globale. Son point de vu à l’air très intéressant, bien que beaucoup plus scientifique et mathématique (genre, A + B = C) que celui de Michel SERRES plus philosophique et humaniste. DIAMOND n’a pas l’air hyper positif pour le futur mondial. Pour ma part, je préfère penser « positif », une vielle valeur refuge. En tout cas, soit sûr que je jetterai un œil à son bouquin. Je te remercie pour cette recommandation fort intéressante! 😉
Elle avait l’air intéressante cette conférence. Dommage qu’il n’y ait pas de vidéo!!!
Cela dit, tout ça est au final très logique et cela, si on y a un tant soit peu réfléchi, on le sait, au fond. Mais le mettre en lumière sous cet angle est admirable ( j’imagine en plus que le monsieur parlait très bien).
Au-delà du rapport à l’objet de la Nature, je pense que le rapport à la valeur des choses en général a changé, lors du dernier point d’inflexion dont il parle. On est dans une logique de « l’avoir » et non de « l’être », dans « l’immédiat » plutôt que dans une globalité passé-présent-futur (la notion de la continuité et de la construction de l’avenir). Tout cela est bien entendu lié et a un rapport très direct avec les objets de la Nature. On se détache de nos besoins (et par-là même, de notre état naturel) pour ne plus se concentrer que sur nos envies. Les causes en sont multiples et les ravages énormes (il n’y a qu’à voir ce qui se passe sur les bancs de nos écoles en ce moment).
Mais comme ça déprime d’y penser, car les solutions sont au-delà de nos moyens (au niveau individuel justement), on s’empresse de l’oublier pour retourner dans nos nouvelles valeurs-refuges, l’immédiat et l’avoir. –J’en suis moi-même victime, mais pas inconsciente non plus. D’ailleurs il faudrait que je fasse plus d’efforts, merci de me le rappeler 🙂
Il y a même des gens qui continuent à nier l’évidence, je présume que c’est parce qu’elle est dérangeante. La race humaine a un peu dévié vers une pathologie psychologique collective…
Bref, sujet intéressant, merci beaucoup 🙂
Kuri > Ravie de voir que le sujet t’ai autant plu 😉 Certes, tout cela on le sait déjà. Nous sommes, tous, plus ou moins victimes de ces « valeurs refuges », pour te citer (et moi de même). Mais je pense que c’est déjà bien d’en avoir conscience. Parce que ce n’est pas le cas de tout le monde, malheureusement. Effectivement, quand on y pense ça déprime et on se sent à notre niveau impuissant. Pourtant, une consommation plus responsable, plus « verte » est par exemple un petit pas en avant qui peut faire la différence. La société semble l’avoir malgré tout compris, il n’y a qu’à voir l’essor du « commerce équitable » ou du « bio » (plus 10% par an). Ces petits gestes ont l’air insignifiants mais je pense qu’appliqués à « une masse » la différence est tangible 🙂
Quel courage de s’attaquer à des sujets aussi complexes. Bravo. 🙂
Matou> Merci! En effet cela aura été un sacré travail 😉